— BEFORE —Du talon d'un ses Louboutin noir, Victoria frappait le sol avec impatience.
Le rythme qu'elle marquait était régulier mais pas moins insupportable pour son interlocutrice. La jeune femme qu'elle avait devant elle, Veera Barrow, était une jeune journaliste d'à peine trente ans. Elle avait renversé son café sur le chemisier de son collègue, Joe, et avait absolument voulu l'aider à enlever la tâche. Résultat, la plus ou moins illustre Mlle. Jones avait du patienter une bonne trentaine de minutes en attendant son interview. C'était inacceptable, d'autant plus qu'on ne faisait pas attendre Victoria Jones. C'était quelque chose de connu, que la demoiselle était plutôt difficile. Ses surnoms variaient, elle était tantôt un dragon qui crachait de l'acide, tantôt un reptile glacial et sans cœur. On lui donnait aussi de jolis noms d'oiseaux bien sympathiques pour qualifier son manque d'empathie et son hypocrisie à toute épreuve. C'était sans doute ce qu'on lui reprochait le plus, ses mensonges. Ses mensonges sur son propre caractère et ses sourires mielleux à longueur de temps. Tous ceux qui l'avaient côtoyés suffisamment longtemps étaient d'accord pour dire que Victoria n'était pas quelqu'un d'aimable. Certainement pas quelqu'un de gentil. En revanche, ils étaient unanime sur le fait qu'elle était une manipulatrice très douée pour obtenir ce qu'elle souhaitait. La brune en tirait une grande fierté, il faut dire qu'elle tirait une grande fierté de tout et n'importe quoi.
- Pour commencer, quels sont les mots que vous emploieriez pour vous décrire ? Elle manqua de lever les yeux au ciel. Cette interview promettait d'être longue. À la place elle lui offrit un grand sourire.
- Ambition. Nouveauté. Évolution. Je représente la politique de demain. Une politique évolutive qui souhaite aller de l'avant plutôt que de rester coincée dans un monde archaïque et dépassé. Je souhaite élever mes concitoyens, leur faire comprendre qu'un monde meilleur n'attend qu'eux et qu'il ne tient qu'à un fil qu'ils puissent y accéder. Elle était là pour se vendre, pas pour jouer à la marelle, Veera venait de le comprendre. Cette interview s'annonçait longue pour elle aussi. Victoria balaya une mèche de ses cheveux et sourit doucement à la journaliste, un sourire factice comme tous ceux qu'elle offrait. Si Victoria croyait accomplir quelque chose de grand, la vérité était bien moins glorieuse. Great Falls était une petite ville, une petite ville qui n'intéressait pas grand monde. Après avoir été députée à Londres, Jones s'attendait à ce que le monde de la politique lui ouvre les bras à d'autres horizons encore plus hauts. Ça n'avait pas été le cas. Elle avait alors quitté sa ville natale, faute de trouver une occupation et avait cherché de quoi faire dans sa ville d'enfance. Après tout, elle n'était pas si idiote que ça. Elle avait bien compris que son ancien poste ne valait pas autant qu'elle le croyait et que sa valeur sur le marché n'était pas si haute que ça. Elle avait décidé de revoir ses ambitions à la baisse pour une fois et de concurrencer le célèbre Georges Moore. Un défi de taille, même si ce n'était pas le cas à première vue. Le bonhomme était beaucoup apprécié ici, ce n'était pas le cas de Victoria. Les enfants Jones étaient davantage vu comme des Paris Hilton croisés avec des Lily-Rose Depp que comme des vraies personnes. La faute à ses parents qui s'étaient toujours mis en tête de regarder les autres comme s'ils n'étaient rien que des insectes. Elle ne comprenait pas à l'époque. À vrai dire, elle avait des rêves pleins la tête. La jeune Victoria rêvait de devenir poète, s'habillait en noir, portait des Dr. Martens et trouvait ses parents très cons. Le reste s'était effacé, pas ça. Victoria trouvait toujours ses parents très cons, même si elle leur ressemblait désormais plus qu'elle ne l'admettrait jamais. Ses rêves d'une vie d'artiste avaient peu à peu étaient écrasés, broyés par les discours moralisateurs de son père. Le reste s'en était allé avec l'adolescence. Victoria était devenue adulte et avait appris à mentir.
- Je vois. Quel est l'argument que vous donneriez aux citoyens de Great Falls pour les convaincre de vous élire maire ? Veera en avait déjà marre. La personne qu'elle avait en face d'elle lui semblait aussi creuse qu'une coquille vide. Rien à l'intérieur, tout en blabla et en rouge à lèvres Chanel. Elle se demandait seulement pourquoi elle était revenue à Great Falls.
- La famille. C'est ce qu'il y a de plus important, c'est ce que je veux faire de Great Falls. Je suis une personne très attachée aux valeurs familiales et je sais que je peux transformer cette ville en une grande famille unie et sans conflit. Ensemble, rien ne peut nous arrêter. Veera se demandait maintenant si elle n'avait pas affaire à une néo-nazie et retint un soupir. La jeune femme restait bouche bée, n'osant pas lui dire que Great Falls était déjà une famille et qu'elle n'en faisait pas partie. Néanmoins, la brune ne mentait pas. C'était une première. Sa famille, c'est tout ce qui importait vraiment. Elle se limitait à trois personnes, Colleen, Neal, Hope, même si elle avait du mal à lui montrer. C'était les liens du sang, les liens indéfectibles, inchangeables. Elle ne se sentait complète qu'à leur côté. Elle savait qu'ils s'étaient éloignés avec le temps, qu'elle n'avait pas vu ses jumeaux depuis une éternité malgré tout ce qu'ils avaient pu traverser ensemble. Leur enfance n'avait pas été aussi rose qu'elle en avait l'air, riche bien sûr, mais pas heureuse. Elle avait été ponctuée de réceptions mondaines, de gens superficiels et de remarques inutiles. Victoria leur vouait une haine incroyable à l'époque, elle y allait désormais de son plein gré. La mondanité n'avait pas changé ses jumeaux, elle si. Elle était devenue plus dure. Plus acerbe. Les remarques continuelles de leur père avaient fini par la transformer qu'elle le veuille ou non et la passivité de leur mère n'avait pas aidé. Elle avait tant voulu le rendre fier, en ayant les meilleurs notes, en devenant la fille parfaite. Celle qui souriait sur les photos quand elle avait envie d'hurler et celle qui taisait les infidélités de l'un et l'alcoolisme de l'autre. Oui, c'était la famille qui avait fait d'elle ce qu'elle était. Et c'était la famille qui lui permettait de rester humaine. C'était avec Colleen qu'elle se soûlait au champagne et avec Neal qu'elle jouait aux fléchettes sur une photo de leur père. Avec eux deux qu'elle faisait des batailles d'oreillers absolument mémorables. C'était elle qui avait essuyé les larmes de sa sœur lorsqu'elle avait appris sa grossesse, elle qui était là lorsqu'elle l'avait avoué à ses parents. Ils formaient un tout, indéfectible, insoluble, et pourtant si différent.
- Qu'en est-il de votre passé de jet setteuse et de vos démêlés judiciaires ? Veera savait que cette question était à éviter, elle s'en foutait pas mal à vrai dire. Elle savait que Jones ne serait pas élue. Et puis elle avait bien envie d'entendre ce qu'elle avait à dire. La concernée esquissa un sourire renversant, baissant les yeux un instant.
- Quel est le mot le plus important de votre question Veera ? Passé. J'ai eu une adolescence, comme tout le monde. La différence c'est que moi, j'avais les moyens de passer une nuit à Courchevel et d'aller prendre mon café à Rome le lendemain matin. Est-ce que ça fait de moi une mauvaise personne ? Je ne pense pas. Quant à mes problèmes judiciaires... ils font aussi partie du passé. J'ai été innocenté.
Ça ne voulait pas dire qu'elle n'était pas coupable pour autant. Elle était passée entre les mailles du filet, parce qu'elle le connaissait bien, ce filet. Elle avait magouillé un peu c'est vrai, avait joué avec le feu et s'était brûlée rapidement les doigts. Elle ne le regrettait pas. Quant à ses frasques adolescentes... Ah ça, elle en avait claqué des thunes pour rien du tout. À vrai dire, elle se fichait pas mal de ce qu'elle achetait. Tout était bon pour emmerder ses parents. Ça marchait plutôt bien, la plupart du temps. Elle avait passé son enfance à faire de son mieux, alors elle avait eu envie de changer ça. Ça n'avait pas duré longtemps, un an tout au plus, mais ça avait suffit pour que les journaux locaux capturent une photo d'elle à cheval sur un trottoir en criant qu'elle était un panda. Ça avait été compliqué de rattraper ça après, d'où son départ pour l'Angleterre après ses études. Neal était parti vivre sa vie et Colleen était restée à Great Falls pour élever sa fille. Elle avait fait son choix plus ou moins vite, souhaitant entrer dans la sphère politique et ne pouvant pas le faire au Montana. À Londres, son image était vierge et les Jones bien vus. Elle n'avait pas mis longtemps avant de rejoindre un parti politique et d'être finalement élue. Le salaire qu'elle gagnait était bon, voir même très bon et elle put mener la vie qu'elle voulait sans mal. Une période heureuse de sa vie, pourtant éloignée de sa famille. Elle avait souffert de cet éloignement, même si elle parlait régulièrement avec Colleen et Neal par Skype. Elle avait comprit que la vie se poursuivait sans elle, que des choses arrivaient, que Hope grandissait et qu'elle n'était pas là pour le voir. Elle s'effaçait peu à peu de leur vie. Ça la faisait souffrir. Infiniment.
Alors elle avait décidé de revenir. Au bout de cinq ans d'absence.
Sauf que sa réponse ne satisfaisait pas Veera. Qu'aucune de ses réponses ne la satisfaisait et qu'elle n'hésiterait pas à la lyncher à la sortie de son article le lendemain.
- Un dernier mot pour vos électeurs Mlle. Jones ? Elle écourtait, certes, mais personne ne lui en voudrait. Pas même Victoria que cette interview ennuyait au plus haut point. La brune sourit une dernière fois et haussa les épaules, l'air de rien. Comme si rien de ce qu'elle disait n'était préparé. Comme si chaque mot qu'elle prononçait n'avait pas été réglé au millimètre près.
- Je leur dirais que le choix leur appartient. Qu'il ne sert à rien de voter pour moi s'ils ne croient pas en ma vision de l'avenir. En revanche, s'ils pensent fermement que Great Falls est capable de plus alors... mon nom est Victoria Jones. C'est le nom qui sera inscrit sur le bulletin à mettre dans l'urne.
Veera éteignit son enregistreur, toujours aussi déboussolée. Elle serra la main de la politicienne et la salua cérémonieusement avant de quitter la pièce. Elle savait que les gens sauraient faire de bons choix, mais ça la terrifiait tout de même que certains se laissent duper. Ça l'avait déprimé en quelque sorte. De voir que des personnes si viles tentaient de s'emparer de sa ville pour en faire une zone commerciale de plus cernée par les autoroutes.
La personne vile ramassa son sac posé sur la table et partit en faisant claquer ses talons sur le carrelage. Elle était plutôt pressée, même si elle n'était au fond pas si occupée qu'elle le faisait croire. Elle était toujours pressée, même quand elle n'avait rien à faire.
Victoria s'installa à l'arrière de sa voiture, donna l'adresse à son chauffeur et sortit son téléphone. Elle composa le numéro de Colleen, elle était à Great Falls et elle souhaitait la voir. Elle souhaitait passer du temps avec elle. Elle était revenue pour ça en fin de compte.
Elle tombait sur son répondeur.
- Salut... c'est Vic. Je sais que tu es plutôt occupée mais... je me disais qu'on pourrait peut-être prendre un café toi et moi ? Ou un thé enfin... ce que tu veux. Ça fait un moment... Elle mordit sa lèvre, se maudit silencieusement et effaça son message. Ridicule. Purement et simplement ridicule.
Elle composa le numéro de Neal.
Tomba sur le répondeur.
- Hey... salut toi. C'est ta sœur je sais pas trop si tu te souviens de moi... faudrait qu'on s'appelle un de ces jours, tu me manques... Encore plus pathétique. Elle effaça de nouveau et reposa sa tête contre le siège de sa voiture, fermant les yeux. Elle était fatiguée. Fatiguée d'être pathétique. Elle avait le sentiment de ne plus compter. C'était terrible. Elle avait l'impression de s'effacer. Parce qu'au fond, rien n'importait plus si sa famille lui tournait le dos. Il pouvait lui arriver n'importe quoi, elle survivrait. Mais ça... ça non. Elle n'aurait pas pu continuer de vivre sans eux. Elle n'avait plus grand chose d'humain sans eux.
- Tu devrais t'occuper de toi au lieu de courir après eux. La brune sourit tristement. Elle s'était occupée d'elle toute sa vie. Mais elle c'était aussi ses jumeaux. Il n'y avait pas d'elle sans eux.
- S'occuper de moi c'est m'occuper d'eux. William, son garde du corps. Un brave type qui avait fait l'armée. Elle lui faisait confiance. C'était déjà énorme. Il connaissait la plupart de ses secrets. Elle se le tapait de temps en temps aussi.
- Je parle de ton cancer, Victoria. Parce qu'il ne faut jamais oublier que derrière une fille sans cœur il y en a une en larmes qui prie à genoux pour qu'on l'épargne. Parce qu'il ne faut jamais s'arrêter aux apparences et toujours soulever les masques pour voir ce qu'il se cache dessous. Tout sera toujours plus intéressant que ce qu'il y a à la surface, que ce que les gens souhaitent montrer. Victoria Jones est une de ces femmes qui a décidé de faire semblant, de devenir dure en apparence et de croire en cette dureté. Victoria Jones n'est rien d'autre qu'une victime d'une société formatée par les clichés. On devient ce que les autres veulent qu'on devienne. Victoria est influençable. Victoria est impitoyable.
Victoria est surtout mourante.
Et personne n'est au courant.